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Le bœuf couronné, l’auberge fidèle

La tradition veut que cet établissement date du milieu des années 1600, bien qu’aucun document ne le mentionne formellement. Il demeure néanmoins l’un de plus anciens commerces de Mézières-en-Brenne, en activité continue durant plusieurs siècles.

D’où vient ce nom étrange, ces deux mots que rien ne destine à être associé ?

Jusqu’au milieu du XXe siècle, dans les communes-paroisse, les habitants rythmaient leur quotidien selon les préceptes de l’Eglise catholique. Le Carême (du latin « quadragesima », quarantième, quarante jours) précédant Pâques était ponctué par des périodes de jeûne alimentaire et d’abstinence entre le Mercredi des cendres et le Jeudi saint. La viande se voyait proscrite des tables au profit du poisson dont les étangs brennous regorgeaient.

Au sortir de ces privations, l’un des bouchers du bourg sélectionnait un ou deux bœufs gras qui, pour la circonstance, étaient affublés de belles couronnes de fleurs ou de feuillage posées entre leurs cornes et d’autres atours comme des guirlandes de laurier et des cocardes. Avant d’être tués et consommés par toute la population en liesse, les animaux défilaient dans les rues, entourés des enfants, palpés par les hommes qui s’assuraient ainsi de la qualité de la viande. On appelait aussi cette procession « le bœuf villé » car il se promenait … en ville mais encore « violé »  ou « viellé », la viole ou la vielle accompagnant le cortège festif qui pouvait ressembler, quelque peu, à une forme de carnaval.

Détail d’une illustration d’Auguste Vimar pour une fable de Pierre Lachambeaudie. Avant 1917. Domaine public.

 

Collection de Marie-Thérèse Barnier, publiée dans Berry magazine n° 31 – 09/1994.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« L’aubarge » (idiome) étant sur la place principale du village où se déroulaient tous les rassemblements et où l’on faisait ripaille, il semble naturel qu’elle ait embrassé ce nom, à l’instar d’autres restaurants parisiens situés près des anciens abattoirs de la Villette, dans le centre historique de Chartres ou à Bléré, route de Tours.

Au Blanc, cette exhibition perdura jusqu’à la veille de la Grande Guerre qui mit un terme à cette tradition.

Cet endroit a-t-il été un relais de poste ?

Le très précis livre de poste aux chevaux « contenant la désignation des relais de poste du royaume »  publié en 1842 ne fait aucunement mention de Mézières-en-Brenne sur la route entre Blois et Poitiers. L’itinéraire passait par Châtillon-sur-Indre, Azay-le-Ferron (avec le relais Terre de Brenne), Lureuil, Le Blanc, Saint-Savin, … Cet indicateur rigoureux était utilisé pour tarifer les distances calculées en myriamètres (10 km) et en kilomètres dont les passagers empruntant les malles-postes devaient s’acquitter au plus juste. Parallèlement, le courrier était transporté avec une grande efficacité sur les mêmes routes. Jusqu’à l’arrivée en France du timbre-poste en 1849, le destinataire du pli payait le coût de son acheminement. Concurrencés par le chemin de fer plus rapide, les relais de poste ont été officiellement supprimés en 1873.

Néanmoins, la cour intérieure du Bœuf Couronné fut une escale pour changer des chevaux éreintés par des frais, permettre à des voyageurs de se restaurer et de se reposer lorsqu’ils circulaient en Brenne et alentours. Les dernières montures ont été vues en 1939 dans l’arrière-cour faisant office d’écurie.

Rappelons que le désenclavement de la Brenne date de 1860 avec la création de 225 km de routes dites « agricoles » voulues par Napoléon III pour mettre en valeur la région défavorisée.

Intéressons-nous aux nombreux aubergistes qui, depuis la fin du XIXe siècle, ont créé l’âme et la réputation de ce lieu bien connu dans le département et même au-delà.

Alfred Huet fin XIXe-début XXe siècle – AD 36 6 48J 2B 1322.

C’est Alfred Huet qui acquiert les bâtiments le 16 décembre 1880, quelques mois après son retour de l’île des Pins en Nouvelle-Calédonie. Ce communard natif de Mézières, condamné à la « déportation dans une enceinte fortifiée » et à la « dégradation civique » avait purgé sa peine dans ce lointain territoire, avec son épouse et ses deux enfants venus le rejoindre en 1873. Cordonnier de métier, il se convertit en maître d’hôtel avant de céder sa place à sa fille Mathilde et à son gendre Florent Nuret, agent des ponts et chaussées détaché au chemin de fer. Le couple fait prospérer l’affaire grâce aux qualités de cuisinière unanimement reconnues de l’épouse.

Les descendants de la famille Huet demeureront propriétaires des murs jusqu’en 1979, soit 99 ans.

Au début du XXe siècle, Jules Deschamps succède à Mathilde et Florent. On vient y boire « un p’tit canon » au comptoir du café après le marché du jeudi qui se tenait sur la place juste en face alors dénommée « place du Marché » avant d’être rebaptisée «  place du Monument » à la suite de l’édification, en 1922, du monument aux morts de la Première Guerre.

carte postale ancienne et photo personnelle famille Blardat.

Entre les deux conflits mondiaux, un excellent cordon-bleu fait parler d’elle : Marie-Emilie Chaulet qui se faisait surnommer Amélie, n’appréciant pas son prénom de naissance.

A-t-elle été le témoin de la fusillade du 27 juin 1944 initiée par le résistant Noirot ou Noiraud (Henri Kléber Blanchet) qui tua, dans le café, le sous-officier allemand Karl Natho déclenchant la fureur de l’état-major ennemi basé à Châteauroux ? L’intervention et le courage du réfugié Paul Wiltzer épargnèrent de nombreuses vies…

Amélie dans sa cuisine

L’histoire raconte qu’Amélie servait des omelettes cuites à la chaîne lors du passage de la colonne Elster fin août – début septembre 1944.

Après s’être brièvement appelée «  place du général Pétain » par décision du conseil municipal du 6 mars 1941, le Bœuf Couronné change à nouveau d’adresse, mais pas de lieu, le 11 janvier 1945 pour s’inscrire jusqu’à ce jour « place du général de Gaulle ».

Marcelle, la fille de Marie-Emilie, a épousé en 1925 Georges Blardat. Serveuse au restaurant tenu par ses parents, elle donnait régulièrement un coup de main au poissonnier Daniel Bescos les jours de marché.

 

De gauche à droite : Emilienne Auroux – Georgette Crespin – Florent Blardat – Georges Blardat – Colette Brunet-Blardat. Avec l’aimable autorisation de Jacky Blardat pour la mise à disposition des photos familiales prises dans les années 1960.

Dans les années 1960, le couple prit la suite de la gérance. On servait alors les clients du restaurant en queue de pie ; dans la salle du fond, un billard avait ses adeptes pendant que les joueurs de belote investissaient le café des après-midis entiers. Curieusement, le jeu était régi par une règle particulière : « celui qui avait un 7 le donnait en atout » !

Là encore, les surnoms étaient de mise : Marcelle se faisait appeler Georgette pendant que « bidasse » était gratifié à Georges.

Peu courantes à Mézières, une imposante Mercedes-Benz suivie d’une DS s’arrêtèrent un jour sur la place. En descendit Léon Mba, premier Président de la République du Gabon, qui souhaitait se désaltérer d’une bière très fraîche. Il était accompagné de Madame Robin, sa secrétaire particulière dont la marraine demeurait dans le bourg, de son chauffeur et de ses trois gardes du corps. La présence surprenante de cet équipage s’explique par le fait que le Président possédait une maison à Bélâbre, surnommée la villa O’Titi …

L’année 1967 voit arriver la famille Izoret avec Roger, Angiolina alias Angèle et leur fils Bernard.

Jamais la fidélité des clients ne se démentit. Parmi eux, Joseph Thibault, le collectionneur passionné, venait déjeuner quotidiennement. Le patron allait le chercher et le ramenait dans sa propriété de l’Ebeaupin. Monseigneur Lefebvre, figure majeure du catholicisme traditionnaliste, a béni l’établissement à l’occasion d’un repas. Enfin, le producteur de cinéma Georges de Beauregard est venu à plusieurs reprises lors du tournage au Blanc de la comédie érotique Quarante huit Heures d’amour avec Bulle Ogier et Jean-Pierre Marielle. Sorti en 1969 en dépit de la commission de censure qui s’y opposait, le film reçut de nombreuses critiques négatives qui le firent tomber rapidement dans l’oubli !

Hôtel –restaurant-café en 1979. Avec l’obligeante autorisation de Bernard Izoret. Menu du 28/05/1978 prêté par Jacqueline Blanchet.

Les passants appréciaient lire la température sur le grand thermomètre cloué à gauche du porche … jusqu’à sa disparition une nuit. On venait aussi attendre le car SNCF devant l’entrée.

Les deux salles accueillirent moult banquets, repas de famille, de noces, de communion solennelle, avec des menus à rallonge composés d’une dizaine de plats servis entre 12 et 18 heures. L’hôtel a hébergé pendant plus de 18 mois les ouvriers qui construisaient le centre de transmissions de la Marine nationale de Rosnay, des écologistes de la faculté de Rouen, des représentants de commerce et quelques rares vacanciers.

Là encore, les surnoms étaient monnaie courante, tant et si bien que Roger Izoret avait indiqué le sien sur le lambrequin du store : « chez ras l’bol » … expression de prédilection qu’il répétait à longueur de temps !

A l’issue d’un imbroglio juridique qui perdura quelques années, leur fils Bernard achète enfin, au mois de juin 1979, les murs dont la famille Huet souhaitait se séparer depuis plus de 40 ans. Il prend les rênes de cette maison renommée qu’il connaissait bien pour y être associé depuis l’arrivée de ses parents.

Agé de 25 ans seulement, un autre Bernard … Brossier et son épouse deviennent en 1984 les nouveaux propriétaires du Bœuf Couronné. Le café disparaît lors de travaux de modernisation qui permettent de recevoir les clients dans de bonnes conditions concrétisées par l’obtention, fin 1989, d’un classement 2 étoiles et de la labellisation «  Logis de France ». La qualité de la table ne se dément pas. Le jeune chef sublime des produits locaux en proposant des menus de terroir fort appréciés des Berrichons et des touristes.

Intérieur de la salle de restaurant et Bernard Brossier. Extrait d’un prospectus non daté
B. Brossier fait son marché local. Berry magazine n° 31 – 09/1994.

Souhaitant prendre sa retraite et n’ayant pas trouvé de repreneur en dépit de multiples recherches, Bernard Brossier a proposé à la municipalité de racheter les murs ; ce qui sera acté fin 2022.

Au terme d’un investissement total d’environ 1 800 000 €, largement subventionné, les locaux sont en voie d’achèvement d’une rénovation complète de la cuisine aux sept chambres d’hôtel en passant par la toiture et les salles du restaurant d’une quarantaine de couverts. Le ou la futur(e) gérant(e) est attendu(e) avec impatience.

Tu as bien gagné de la conserver ta couronne, le bœu selon le patois !

Depuis plus de quatre siècles, tu héberges, tu nourris fidèlement sans discontinuer grâce à des hommes et des femmes enthousiastes qui ont élevé ta réputation bien au-delà du Berry. Chez toi, on a festoyé, on a ri, on a aussi peut-être pleuré mais que de souvenirs ancrés au fond des mémoires … Quant aux voyageurs de passage, ils ont goûté à l’authenticité de la Brenne au cœur de sa capitale. L’aventure ne demande qu’à perdurer.

Publicité extraite d’une brochure de 1958 pour un concours agricole. Source : Simone Moury †.

 

 

 

 

Sources :

Livre de poste 1842 : https://books.google.co.uk/books?id=hOM1AQAAMAAJ&printsec=frontcover&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q=m%C3%A9zieres&f=false – pages 185 et 388.

Annales des Ponts et Chaussées – 1860 :

https://books.google.fr/books?id=XZ8PAQAAIAAJ&dq=routes%20agricoles%20routes%20brenne&pg=RA1-PA73#v=onepage&q=routes%20agricoles%20routes%20brenne&f=false – pages 73 et 74.

Ici Berry -22/11/2024 : https://www.francebleu.fr/infos/faits-divers-justice/le-boeuf-couronne-restaurant-emblematique-de-la-brenne-ferme-ses-portes-1669402962

Témoignages oraux recueillis auprès de Bernard Izoret les 28/11/2020 et 13/03/2025 et Jacky Blardat les 09/03 et 29/09/2021.

Christine Huet pour la mise à disposition d’archives familiales.

Les feuilles du Bas-Berry n° 48 – février 1933 : article intitulé « Bœuf couronné » par Emile Quillon.

Archives départementales de l’Indre : 3Q 7595.

Bulletin municipal n° 14 – 01/1990.

La Brenne de village en village – Christian Dumas – éditeur : Conseil Général de l’Indre – page 92.

Annuaire Badel – 1910 – 1922 – 1931 – 1939 – 1950 -1953. Médiathèque Equinoxe à Châteauroux.

Publicités diverses.

Programmes du Ve congrès fédéral des anciens combattants de l’Indre du 13/05/1934 et du concours agricole de 1938.

Michel Pinglaut pour les précisions sur le patois berrichon.

Différents noms de la place : recensements de 1851, 1911 et 1936 (AD 36), cartes postales anciennes entre 1900 et 1920, délibérations des conseils municipaux des 06/03/1941 et 11/01/1945.

 

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Audigane Armelle
Audigane Armelle
7 mois il y a

Très instructif. Merci

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