Une nouvelle écrite par Philippe Gitton.
Adeline et Clément descendirent de voiture. Ils jetèrent un coup d’œil distrait sur le pré, faisant office de parking. Lentement, ils se dirigèrent vers une pinède aménagée en base de loisirs. Ils traversèrent une allée envahie par des joueurs de pétanque. À quelques pas, des vacanciers s’activaient autour de plusieurs tables de pique-nique. Sur les plateaux trônaient déjà, verres, bouteilles d’apéritifs, de jus de fruits et de vin, divers plats, salades de riz ou de pâtes, assiettes garnies de brochettes prêtes pour le barbecue dressé à proximité. Un parfum légèrement anisé flottait dans l’air. Un peu plus loin, des enfants avaient pris d’assaut les toboggans, cages à poules, balançoires et autres jeux de plein air. En arrière plan, apparaissait l’étang de Bellebouche. Une vaste étendue d’eau, adaptée aux plaisirs de la baignade, nichée au cœur de la forêt.
– Ça doit être par là, murmura Clément.
Il obliqua vers la droite. Sa compagne lui emboîta le pas.
Ils contournèrent une construction de pierres rouges et découvrirent une terrasse de restaurant. Une vingtaine de tables étaient déjà occupées.
Un serveur s’approcha.
– Bonjour messieurs dames. Vous avez réservé ?
– Non pourquoi, c’est obligatoire ? Répondit sèchement Clément.
– Non, non pas du tout. Je vous propose de vous installer là, si vous le voulez bien, ajouta-t-il. Il déposa les cartes sur une table qu’il tira vers lui, puis invita les nouveaux arrivants à prendre place.
Juste à côté, un couple de retraités dégustait un apéritif. Adeline répondit à leur bonjour par un large sourire. Clément s’assit en les ignorant. Le jeune homme d’allure plutôt athlétique portait un maillot de l’équipe de France de football, floqué d’un numéro 10 au nom de Mbappé. Teint blême, assombri par une barbe de trois jours, il affichait un visage renfrogné. Une longue et épaisse chevelure brune retombait sur ses épaules. Face à lui, Adeline se présentait, au contraire, sous un air radieux. À l’opposé de son compagnon, tout chez elle, respirait la joie de vivre. Des yeux verts pétillants éclairait un joli visage bronzé mis en valeur par une courte chevelure rousse à la garçonne. Un simple tee-shirt et un jean bleu délavé flattaient un corps svelte.
Durant plusieurs minutes, ils examinèrent leur carte, en silence. À peine Adeline eut-elle plié la sienne, que le serveur vint leur demander s’ils avaient fait leur choix.
– Non, bougonna Clément.
– Peut-être, souhaitez-vous prendre un apéritif, pour vous aider à réfléchir ?
– Oui je prendrai volontiers un kir cassis, indiqua la jeune femme.
– Et pour monsieur, ce sera ….
– Je ne sais pas.
– Je vous laisse le temps.
– Oui c’est ça laissez-moi le temps.
Le serveur tournait à peine les talons que Clément l’interpela.
– Bon finalement je vais prendre un Ricard.
– Très bien.
Le serveur fit deux pas.
– Oh pis non je vais prendre un whisky.
– Ça marche.
Le serveur s’éloigna. Clément le rappela.
– Je vais prendre un double, avec de la glace. Vu la quantité et le prix, j’aurai l’impression de payer pour quelque chose.
– Nous servons les doses habituelles de restaurants, vous savez.
– C’est justement ce que je vous reproche.
– Je vous amène ça, tout de suite soupira le garçon.
– Tu pourrais être un peu plus aimable, reprocha Adeline.
Clément, le nez plongé dans sa carte, poursuivit sa lecture sans porter attention à la remarque de sa compagne. Celle-ci, croisant le regard compatissant de ses voisins de table, se contenta, l’air désabusé, de lever les yeux au ciel. Elle tourna la tête vers l’étang et resta ainsi quelques instants, admirative, devant la beauté du paysage.
– Y’a pas à dire, ce lieu est magnifique et ce restaurant est idéalement placé.
Ses voisins acquiescèrent.
– Nous venons ici régulièrement. Toujours avec le même plaisir, approuva la femme.
– Tu parles d’un lieu magnifique, grogna Clément. J’appelle ça un trou paumé. Des étangs, des bois et des champs, à n’en plus finir. Et au milieu de cette brousse, des bleds sans un seul commerce. C’est comment déjà le nom de cette belle région ?
Quelque peu décontenancée, Adeline ne rétorqua pas. À cet instant le serveur déposa les apéritifs. Sous les yeux réprobateurs des retraités, Clément leva son verre en clamant « Aux vacances à la campagne et à la santé des petits oiseaux »,.
– N’importe quoi répliqua Adeline.
Le couple passa la commande. Filet de carpe pour elle, entrecôte frites pour lui. Leurs verres d’apéritif furent à peine achevés, lorsque le serveur leur amena les plats.
– Et bah ça traîne pas ici. Si j’étais lui, je déposerais tout de suite le dessert et le café. Il gagnerait du temps.
– T’as pas fini de rouspéter. T’es lourd à la fin.
– Il n’a pas l’air très facile ce garçon, murmura la femme en se penchant vers son mari.
Adeline et Clément poursuivirent leur repas en silence. La jeune femme observait son compagnon. La tête penchée sur son assiette. Il dévorerait sa tranche de viande sans prêter attention au monde qui l’entourait.
– En tout cas, la nature ne te fait pas perdre l’appétit, glissa Adeline.
– T’as l’air de le regretter. Ça ne te suffit pas de me faire subir tes moindres désirs pour les vacances.
– J’essaie à chaque fois, de te proposer des ambiances différentes. C’est tout.
– Proposer !!! Je suis obligé de me plier à tes caprices, oui. L’an dernier Mâdâme n’avait d’yeux que pour la côte d’azur. Il fallait à tout prix se mêler au grand monde. Ça puait la frime et le fric à tous les coins de rues. Cette année, changement de décor. Après Adeline chez les bourgeois, c’est Adeline chez les péquenots. Retour à la vie simple. Moi j’en ai marre de supporter tes humeurs, lâcha-t-il en frappant du poing sur la table.
Le choc fit sursauter la clientèle des tables voisines. Un court instant, les conversations cessèrent. Les regards convergèrent vers le couple. Les retraités, offusqués, tentèrent de tempérer l’ardeur de Clément, par de timides « Allons, voyons, voyons ».
– Baisse d’un ton s’il te plaît, murmura Adeline.
– Moi, ce qui me branche, poursuit-il, c’est les ambiances po-pu-lai-res. Des lieux où on s’amuse. Des grands terrains de camping, avec des jeux, des restos, des boites de nuit, des animations. Mais ça ne convient pas à Mâdâme. Les milieux trop modestes l’indisposent.
– J’essaie simplement de te sortir de ta condition, de t’ouvrir l’esprit, répliqua Adeline de plus en plus agacée.
– Pff ! Tiens il faut bien un autre verre pour avaler ce genre de conneries, clama Clément en achevant une bouteille de vin rouge.
– Ce genre de conneries ? Mais mon pauvre ami, tu ne te rends même pas compte de ton niveau. Tu es incapable de la moindre initiative. Tu végètes dans un petit boulot d’exécution, sans chercher à progresser, à prendre des responsabilités. Tu te complais à vivoter entourés de collègues sans ambition. C’est désespérant.
– C’est comme ça que tu me vois ?
– Parfaitement.
Clément resta scotché, sans voix. L’un et l’autre poursuivirent leur repas sans s’adresser la parole. Clément pris un supplément de frites et commanda une demi-bouteille de vin. Il réclama un plateau de fromages, puis une coupe glacée. Au moment du café, il tendit son doigt vers Adeline.
– Tu sais ce que c’est ton problème ? Tu n’es qu’une petite bourgeoise qui cherche le grand frisson en essayant de sortir de ton milieu, en te faisant sauter par un gars du peuple.
– Ah, Ah, Ah ! C’est le bouquet. Mais espèce de crétin. Tu ne te rends même pas compte que tu baises comme un pied, s’écria Adeline.
– Tu n’es qu’une sale peste hurla Clément.
L’altercation scandalisa. Une grande partie de la clientèle manifesta son mécontentement. Des « ça comme à bien faire maintenant » « vous allez vous taire un peu » « on ne peut pas manger tranquillement » « allez vous disputer ailleurs » fusèrent de part et d’autre de la terrasse.
Le serveur alerté par le remue-ménage se précipita vers la table d’Adeline et de Clément.
– Calmez-vous s’il vous plaît, vous dérangez les clients autour de vous.
Mais les deux jeunes gens qui se fusillaient du regard, ne tinrent aucun compte de son intervention.
– Tu devrais prendre conscience de ce que tu es, pauvre mec. Depuis des mois tu as de la chance que je sais simuler.
– Espèce de salope, tu vas fermer ta gueule où je te claque.
-Cette fois c’en est trop.
Elle se leva brusquement de sa chaise, prit son sac à main, recula de deux pas.
– Tu n’es qu’un minable doublé d’un éjaculateur précoce éructa-t-elle sortant du restaurant en courant.
-Tu vas me le payer brailla Clément.
Il s’éjecta de son siège, renversa la table, bouscula les voisins et partit à la poursuite d’Adeline. La jeune femme traversait déjà l’allée occupée par des boulistes. Elle possédait une avance suffisante pour atteindre la voiture avant d’être rejoint. Elle déclencha la serrure à distance, s’engouffra dans le véhicule. Elle inséra nerveusement la clef de contact dans le neiman. Clément était déjà là. Il ouvrit sa portière au moment où Adeline démarra le moteur. Il s’assit, leva le bras et le rabattit sur le volant, la paume de la main en l’air.
– Top là ma poule. Et deux repas à l’œil. Deux.
D’un même mouvement, ils retirèrent leur perruque et quittèrent le parking dans un grand éclat de rire.
Philippe Gitton a cette manière de situer les lieux et les personnalités en quelques mots. Il nous entraîne dans des moments intimes de la vie des autres pour que l’on puisse s’imaginer à leurs côtés. Plus d’histoires s’il vous plaît.
J’aurais bien proposé à ce Clément une assiette de carpe en apéro pour accompagner son double, histoire de calmer ses ardeurs mais pas besoin ! Belle chute, bien amenée…