Les historiens ont à peu près tout ausculté et écrit sur les évènements de la seconde guerre mondiale, sauf l’organisation des bals clandestins quelque peu oubliés et resurgis du passé en 2014 grâce à la ténacité et aux investigations de quelques professeurs d’université et chercheurs.
Pour des raisons évidentes de discrétion (et de bruit !), ces rassemblements ne pouvaient se dérouler qu’en milieu rural, éloignés de toute habitation et route passagère. La Brenne était donc en adéquation idéale pour la tenue de ces bals.
En route sur les chemins pour découvrir la préparation des guinches …
L’entre-deux-guerres :
Depuis les années 1920/1930, on dansait en toute occasion dans les milieux populaires, souvent au son d’un seul instrument de musique: une fin de moisson, un mariage, une fête traditionnelle de village, le 14 juillet. Plus huppée, la bourgeoisie indrienne se retrouvait à Châteauroux dans les salons dédiés des hôtels de France ou du Faisan. Un dîner précédait souvent la soirée dansante, organisé par des sociétés telles que l’aéro-club de l’Indre, la Fête de Saint-Yves ou l’Epée (escrime). Les
quadrilles, mazurkas et polkas s’affichaient sur les programmes. Bientôt, ces danses deviendront désuètes.
Venant des Etats-Unis et d’Amérique du Sud, les fox-trot, charleston, rumba, biguine, paso doble et surtout tango argentin font leur apparition. Une révolution qui va vite faire oublier les chorégraphies traditionnelles mais aussi les bourrées et rondes berrichonnes.
La grande innovation de ces nouvelles danses qui séduiront tout particulièrement les jeunes était la juxtaposition des corps et leurs pas suggestifs encore parfois considérés comme osés, le tango en étant l’archétype.
Cependant, l’Eglise catholique ne l’entendît pas ainsi. Dès 1913, le comité diocésain parisien évoque des « danses inconvenantes ». Quelques mois plus tard, l’archevêque de la capitale, le cardinal Amette écrit « nous condamnons la danse d’inspiration étrangère, connue sous le nom de tango qui est, de sa nature, lascive et offensante pour la morale. Les personnes chrétiennes ne peuvent, en conscience, y prendre part. Les confesseurs devront agir en conséquence dans l’administration du sacrement de Pénitence. » Ce propos, qui sera relayé en chaire par les prêtres des villes et des campagnes, résume l’opposition affirmée de l’Eglise qui perdurera jusque dans les années 1950.
L’arrivée de la Seconde Guerre mondiale va faciliter cette interdiction de danser.
C’est au mois de mai 1940, après l’offensive allemande d’envergure dans les Ardennes, que l’éphémère ministre de l’Intérieur Georges Mandel semble avoir signé un décret interdisant l’ouverture de tous les dancings, et, par voie de conséquence de tous les bals publics et privés. En cette période troublée et désorganisée, le texte initial n’a jamais été officiellement publié au Journal Officiel. Toujours est-il que les Parisiens en ont été informés par un entrefilet publié dans le journal Le Figaro du 20 mai 1940. Quelques jours plus tard, les préfets étaient chargés de faire appliquer cette mesure dans leurs territoires respectifs. Faute d’archives, nous ignorons de quelle façon les préfets de l’Indre Raoul Grimal (jusqu’au 16 juin 1940) et Léon Gonzalve (jusqu’au 17 septembre 1940) ont géré cette interdiction qu’il était facile d’expliquer sous prétexte qu’en période de conflit, il était mal venu de se réjouir en écoutant de la musique et en esquissant des pas de danse.
L’autre raison reposait sur le fait que le régime de Vichy craignait que ces rassemblements d’adolescents et de jeunes adultes n’attisent leurs velléités de Résistance naissante.
Contrairement à des idées reçues, les autorités allemandes sont restées relativement en retrait des décisions strictement françaises, se réservant la possibilité d’intervenir et d’interdire des rassemblements considérés comme nuisibles. Selon le statut de « zone occupée » ou « libre » des régions, le Feldkommandant départemental en place pouvait demeurer indifférent à la tenue des bals ou, au contraire, être plus intransigeant. Curieusement, cette interdiction ne concernait que les Français et non les Allemands, libres de s’amuser en dansant comme ils l’entendaient …
Le contexte général posé, qu’en était-il en Brenne ?
Le territoire, avec ses nombreuses fermes isolées et sa jeunesse dégourdie, permettait d’organiser facilement des bals clandestins. Aux dires de Robert Boutin, jeune de 15 ans en 1941, 15 à 20 personnes – garçons et filles, se réunissaient – 5 à 6 fois par an – le dimanche après-midi (seul jour de congé) ou le samedi soir dans les granges et bâtiments des domaines suivants : La Chaume, La Beaunauderie (ou Bonnauderie), La Carollerie, La Verdoirie à Saint-Michel-en-Brenne, les Fontaines à Douadic, La Gabrière à Lingé et Les Bijotières petite et grande à Azay-le-Ferron. Bien évidemment, les propriétaires ou les régisseurs connaissaient l’existence de ces assemblées mais fermaient les yeux tout en sachant qu’ils pourraient être tenus responsables en cas de dénonciation ou découverte par les gendarmes.
Lorsqu’un lieu avait été repéré, le bouche à oreille fonctionnait rapidement pour communiquer les informations nécessaires au regroupement. Des cyclistes, sous un prétexte quelconque, passaient de ferme en maison pour enquérir les bonnes, les femmes de chambre, les garçons de ferme. Ces endroits, un peu éloignés des routes, permettaient à l’accordéoniste, plus rarement accompagné d’un violoniste, de jouer en toute tranquillité : Cœur vagabond, Swing valse, Joli pinson, Champagne
tango et tant d’autres … Peu importait s’il y avait quelques fausses notes ; s’amuser primait ! Un chapeau passait entre les seuls danseurs pour indemniser le musicien amateur. Galanterie oblige, les filles étaient invitées.
Léon Ribotton, menuisier, demeurant à Preuilly-sur-Claise (37) aurait été l’un d’eux. Il venait facilement à Saint-Michel avec son accordéon pour distraire cette jeunesse bien en manque de distractions. De même, René Lecomte, fils d’un épicier-cafetier dans le même village aurait joué du piano à bretelles. Ce dernier a même été volé fin août 1944 par les hommes du 950e régiment hindoulors de leur haineux passage en Brenne. Dédé, jeune musicien autodidacte, a acheté son instrument diatonique grâce à ses animations tolérées pour les mariages et aux quêtes laissées par les valseurs qui se réunissaient du côté de Pouligny-Saint-Pierre aux Tessonnières, au Champ Cornu ou aux Veillons.
Les arrivées des danseurs se faisaient discrètes, à pied ou à vélo qu’il fallait dissimuler au mieux pour éviter tout repérage. Les danseuses venaient seules ou accompagnées d’une amie, dans le style promenade sur les chemins …
L’un d’entre eux ne passait pas inaperçu. Il s’agissait d’Hassan Bissi, né à Bebo-Pen (actuellement le Tchad mais ancienne colonie d’Afrique-Equatoriale française) qui travaillait au service de Jean Lebaudy comme valet de chambre. Agé d’une bonne vingtaine d’années, sa couleur de peau surprenait et attirait le sexe féminin.
Les réunions pour gambiller le samedi soir entre vingt heures et minuit étaient plus compliquées car il fallait d’abord déjouer le couvre-feu et ensuite rentrer sans aucune lumière, ce qui n’était pas de tout repos à travers les chemins.
Ces difficultés étaient vite oubliées lorsque les couples tournoyaient enfin au son d’une valse, quitte même à en tomber dans la paille, en tout bien et tout honneur ! Ce moment de répit réconfortait les âmes et les cœurs. Bien entendu, on fleuretait gentiment et parfois on rencontrait même sa future épouse. Certaines jeunes filles devenaient même des marraines de guerre en assurant une correspondance suivie, des envois de colis, de photographies avec leur « filleul » parti au front, au maquis ou ailleurs, au hasard des combats.
La maréchaussée a-t-elle dressé des procès-verbaux et verbalisé ces bals clandestins ?
Non ou si peu : début août 1943, le café d’Hubert et de Jeannine Girault à La Pérouille doit rester fermé un mois pour avoir organisé, chaque dimanche, des guinches. Le couple n’a pas tenu compte des précédents avertissements formulés par les gendarmes. Au hameau de Bénavent (commune de Pouligny-Saint-Pierre), le 22 octobre 1944, deux militaires en tournée prennent sur le vif les danseurs dans le café tenu par M Legros qu’ils sermonnent sans relever d’infraction. Un témoignage oral nous a fait part de l’arrivée de gendarmes à Saint-Michel dans l’une des fermes précitées. Les garçons et les filles se sont vite égayés dans les bois et prés environnants. Le musicien a écopé d’un procès-verbal et d’une amende, réglée avec la collecte effectuée auprès des danseurs. Enfin, au Blanc, l’hôtel de la Roue d’Or, le Nouvel Hôtel et le café Faichaud accueillaient des bals tolérés et pour cause : au moins, après le Débarquement, des gendarmes les fréquentaient comme danseurs !
Contrairement à d’autres départements, les autorités semblent avoir accordé peu d’importance à ces réjouissances éphémères qu’elles laissaient se dérouler tranquillement. Le 30 avril 1945, le ministre de l’Intérieur adresse enfin une circulaire à tous les préfets dans laquelle il rétablit « la liberté de la danse », il autorise « la réouverture des cabarets et boîtes de nuit jusqu’à 23 heures » et enfin, il réglemente dans des conditions strictes « les galas de bienfaisance ». Initialement au profit des prisonniers, déportés et victimes civiles, il semble qu’une dérive se soit
installée pour, en fait, organiser des classiques bals publics au grand dam des autorités. Mi-juin, les Indriens peuvent enfin danser à leur guise, après l’accord et le contrôle de différentes commissions mises en place par Jean Georges Laporte, préfet. N’en déplaise au docteur Roger Galle à Châteauroux qui, le 3 août 1945, se plaint au même haut fonctionnaire trouvant « les bals divers beaucoup trop nombreux » à l’origine du « nombre croissant de maladies vénériennes » provoquées par « des
jeunes filles de rencontre ». Bigre !
Qu’en était-il des autres distractions ?
Conscient de l’ennui de cette jeunesse mais surtout pour respecter les souhaits du maréchal, le régime de Vichy a rapidement mis en place des structures très encadrées et surveillées. Dans l’Indre, au mois de juillet 1941, nous en dénombrons quatre :
-Les Compagnons de France, prônant les valeurs de la Révolution nationale, l’idéologie vichyste,
-Les Ateliers de Jeunesse dans le même état d’esprit,
-La Fédération catholique ayant approuvé « les institutions du Gouvernement du Maréchal » et œuvrant dans « les milieux conservateurs et bourgeois »,
-Les Eclaireurs et Eclaireuses de France à leurs débuts mais aussi favorables aux préceptes pétainistes.
Plutôt urbains, ces mouvements ont été peu représentés en Brenne. Les jeunes se contentaient du cinéma à Mézières, des balades à vélo, des discussions sans fin autour
d’un banc sur la place Saint-Cyran à Saint-Michel, du foot même sans véritable ballon et … le théâtre.
Dans les fermes – nombreuses – les maisonnées dînaient à 18h et à partir de 18h30 les adolescents et jeunes adultes disposaient de leur temps libre. Certains apprenaient des saynètes longuement répétées avant d’être jouées dans des cafés ou plus fréquemment dans les cuisines de domaines agricoles. En toute simplicité, des chaises étaient rassemblées et chacun, de la femme de chambre au garçon de ferme en passant par les propriétaires des lieux, assistait à la représentation du moment.
Robert Boutin se souvient d’avoir interprété un greffier de tribunal.
Enfin, les férus de cyclisme qui, à l’époque, se pratiquait principalement sur piste se rendaient au vélodrome au Blanc pour encourager leurs favoris comme Gaston Plaud ou Guy Desplat. Sous la direction de Marcel Lambert, le célèbre Vélo Club Blancois a ainsi organisé, en 1942, des courses qui réunirent quelques 3000 spectateurs à l’occasion de championnats régionaux.
En ce temps de conflit, toute cette jeunesse avait-elle le sentiment de résister à l’ennemi en participant à des bals clandestins ? Non. Dès l’origine, cette interdiction édictée par les seules autorités françaises, sans ingérence des allemandes, est étroitement liée à la farouche opposition du clergé catholique heurté par « l’indécence » de ces nouvelles chorégraphies qui rapprochaient dangereusement les corps, troublant ainsi la bienséance et le puritanisme de l’époque.
Grâce à la relative mansuétude des gendarmes et des habitants complices, les jeunes Brennous ont pu vivre leurs adolescences quasi normalement, en dépit de la guerre et malgré le « on n’avait pas le droit ». Ce ne fut pas le cas dans d’autres régions plus exposées.
Photos avec droits réservés
Sources
-Bals clandestins pendant la Seconde Guerre mondiale – Alain Quillévéré – éditions Skol Vreizh.
Témoignage oral de Robert Boutin du 21/08/2024.
-« Dédé » interviewé par Radio Dynamo le 20/02/2024 dans l’émission Oh, la la la, c’est magnifique !! en partenariat avec l’association Kaléidoscope, l’E.H.P.A.D. de La
Rochebellusson à Mérigny, la M.V.B.E. de Pouligny-St-Pierre et la M.A.R.P.A. de Martizay.
-Archives départementales de l’Indre : 48J 3B 778 – M 3864 – M 2715 – M 3861
-SHD Châtellerault : GD 36 E 133 et 135.
-Bulletin des Amis du Blanc et de sa région – année 2010 – pages 54 et 55.
-BnF – Gallica : journaux le Figaro du 20/05/1940, le Petit Limousin du 14/08/1943.
-M Frédéric Gazelle.
-Mesdames les secrétaires des mairies d’Azay-le-Ferron, Pouligny-Saint-Pierre et Saint-Michel- en-Brenne pour identifier les noms des fermes et domaines.
Sources des visuels présentés :
Archives départementales de l’Indre : 48J 3B 778
cartes postales anciennes, libres de droit
BnF – Gallica : journaux le Figaro du 20/05/1940
Chantal Kroliczak – droits réservés
extraits de documents issus des AD36 – M 3861 pour le premier et du SHD
Châtellerault GD 36 E 135
carte postale ancienne prêtée par l’association des Amis du Blanc et de sa région. En bas, à gauche, seule photo connue d’un bal clandestin en Berry. Issue d’un négatif de Roger Pearron pris en 1944 à Mareuil-sur-Arnon (18) ; avec l’aimable accord de l’association les Thiaulins de Lignières. Droits réservés. A droite : photo familiale de 1943 avec droits réservés.
Nom du bassiste inconnu, au centre Robert Bonetat, à droite Albert Delagrange, alias Ray Lambert. Ce dernier, originaire de Touraine, a composé plus de 200 titres dont la célèbre « ma petite Lochoise ».
Pour imaginer l’ambiance musicale d’un bal clandestin de cette période, nous invitons les lecteurs àécouter les morceaux suivants qui peuvent être facilement trouvés sur Internet :
➢ Valses :
o « la Java bleue » qui, contrairement à son nom, est bien une valse :
https://www.youtube.com/watch?v=HUvhp1raSIQ
o « Ah le petit vin blanc » : https://www.youtube.com/watch?v=i-DXGSBWpTY
➢ Tangos :
o « Volver » : https://www.youtube.com/watch?v=7txRnZ45Eyc
o « Libertango » : https://www.youtube.com/watch?v=Tynvm1MD6rc