Aller au contenu

De la gendarmerie de Mézières aux théâtres parisiens

Les libres destinées des sœurs Goret ! Qui aurait imaginé que ce nom très commun et peu flatteur ait traversé le XIXe siècle en se faisant tout d’abord connaître dans un écrit de George Sand pour perdurer grâce aux voix d’artistes lyriques et dramatiques de deux sœurs qui se produisirent dans les théâtres parisiens ? Chacune prît un nom de scène plus séduisant, dans l’air du temps des possibles.

Transportons-nous dans les frous-frous, les intrigues et ces vies hautes en couleurs traversées par les révolutions industrielles et les voyages facilités.

Originaires du minuscule village de Folies, au nom prédestiné, situé dans la Somme entre Amiens et Roye, les ancêtres de Thimothée Goret étaient traditionnellement des « faiseurs » puis des fabricants de bas. Le fils de Sébastien et de Marie-Félicité sera … gendarme. Plus précisément brigadier provisoire de gendarmerie à cheval. Muté en Vendée à Saint-Fulgent, il épouse Marie-Bénigne le 19 janvier 1835 à l’hôtel de ville de Bourbon-Vendée, future La Roche-sur-Yon.

Léontine.

Léontine naît dans la caserne paternelle le 30 septembre 1837.

Thimothée est nommé à Mézières-en-Brenne en 1838 ou 1839. Avec sa famille, il emménage dans la gendarmerie placée dans les dépendances de l’ancien château. Composés de trois chambres à feu, trois écuries et trois greniers, les lieux sont spartiates. Sa déclaration de succession révèlera que le gendarme vivait chichement grâce à 22 ares de terre (2200 m2), une vigne et un jardin acquis à crédit vers 1848.

C’est Hippolyte Migné qui enregistre l’acte de naissance d’Azeline, Marie, Léocadie le 7 décembre 1839. Le couple n’aura pas d’autre enfant que leurs deux filles.

La vie s’écoule doucement dans cette Brenne encore enclavée, entre propriétaires terriens et le petit peuple qui trime pour survivre, surtout l’hiver si les récoltes n’ont pas été assez favorables l’été précédent.

Fin 1844, le bourg est agité par la fondation d’un cercle hippique à l’initiative du comte de Lancosme-Brèves et d’Henri Navelet. Les deux hommes aménagent un hippodrome sur des terrains gracieusement mis à leur disposition sur la commune de Saint-Michel-en-Brenne. Les courses inaugurales se déroulent au mois de juin 1845, sous la houlette du comte, cavalier émérite et grand passionné d’équitation. Onze mille spectateurs seront présents pendant deux jours. Jamais Mézières n’a connu une telle affluence !

Comment promouvoir et donc faire venir, la bonne société parisienne au cœur de la France pour assister aux « solennités hippiques » organisées avec faste les 7 et 8 juin 1846 ?

George Sand.
Solange, la fille de George Sand.

Inviter George Sand bien entendu ! La plume tant appréciée de la Bonne Dame de Nohant est inespérée pour faire paraître des articles élogieux sur ce formidable hippodrome. Ni une, ni deux, le comte de Lancosme-Brèves, fait dépêcher une voiture et, quelque peu contraintes, George, sa fille Solange et une petite cousine arrivent, la veille des courses, «  à moitié cuits pour dîner » au château de leur hôte. Probablement trop affairé au bon déroulé de cette manifestation d’ampleur, le comte oublie quelque peu sa prestigieuse invitée qui se retrouve à chercher une chambre à Mézières pour passer la nuit du 7 au 8 juin. Elle raconte :

«  A Mézières, qui est une bicoque, on se loge où on peut. Nous avons couché dans le lit du brigadier de gendarmerie appelé M Goret, non pas avec lui – le brave homme avait été dormir au foin avec son épouse, laquelle porte un petit bonnet de grisette, et une grande plume verte d’une oreille à l’autre, et ses deux petites filles charmantes qui nous avaient prises en passion – mais avec les innombrables et superbes puces qu’ils avaient nourries de leur sang. C’est féroce la puce de gendarme ! Ça porte un sabre et des buffleteries (1). C’est une variété jusqu’ici inobservée, mais sur laquelle je compte écrire un mémoire […]. »

Ce texte assurera une drôle de « célébrité » à l’attentionné gendarme qui a accepté de prêter son matelas à l’une des plus grandes écrivaines libres du XIXe siècle.

Par contre, George Sand n’a manifestement pas conservé un très bon souvenir de son unique passage dans la capitale brennouse … elle n’y reviendra plus jamais.

Les collègues de Timothée déclarèrent en mairie son décès à domicile le 4 septembre 1853.

Agé de 53 ans, il laisse son épouse sans ressources et ses deux filles, respectivement âgées de 15 et 14 ans. Henri Senot, médecin et maire de la commune a été désigné leur subrogé tuteur, au terme d’un conseil de famille réuni le 22 octobre.

Léontine et Azeline ont été élèves chez les sœurs de l’Immaculée Conception à Buzançais. Elles en conserveront une Foi inébranlable.

Il est certain que cette famille a définitivement quitté Mézières pour « monter » à Paris quelque temps après les obsèques du gendarme, probablement à l’initiative de Céline Pécatte de la Burlerie, cousine de Marie Bénigne, la maman. Les trois femmes auraient alors travaillé dans une fabrique de chocolat … la sœur cadette a tenté, en vain, de devenir modiste.

Nous allons nous intéresser à la vie trépidante de d’Azeline, Marie, Léocadie – la plus jeune – qui sera identifié sous le pseudonyme de Léa Silly, plus flatteur que Goret !

« Gaie par tempérament, déjà très espiègle […] véritable bout en train » et ayant un timbre de voix prometteur, Léa entra dans les chœurs du théâtre des Variétés, avant de décrocher en 1863 un petit rôle de paysanne dans le vaudeville intitulé « Les Médecins ». A 24 ans, sa carrière est lancée ! L’année suivante, elle se fait remarquer dans « Le joueur de flûte », une opérette de Jules Moineaux.

A une date inconnue, Léa décide de partir aux Etats-Unis dans la compagnie d’Aimée et de Céline Montaland pour une saison de six mois, avec un cachet de 72 000 francs. Le meurtre du commanditaire de la troupe la désorganisa tant et si bien que la Berrichonne décida de découvrir l’Amérique lors de vacances forcées. Parlant parfaitement l’anglais, elle parcourut de nombreux états entre Cincinnati et San Francisco, tout en allant présenter ses « devoirs » à Brigham Young, second président de l’Eglise de Jésus-Christ des saints des derniers jours gérée par le mouvement mormon. Taquine, la Silly, sur la demande expresse du « restaurateur chrétien de la polygamie » quelque peu ignorant, interpréta une tyrolienne des plus excentriques en précisant qu’il s’agissait d’une œuvre de « Mozart de Chatou, demeurant sur l’île de la grenouillère ! ».

De retour à Paris, elle embrassa le rôle d’Oreste dans la Belle Hélène d’Offenbach. L’une de ses plus belles interprétations et le point culminant de sa carrière. Chaque soir, les spectateurs attendaient son jeu osé et sa mimique expressive dans un corps d’éphèbe bien nourri et son galbe spirituel.

Avec une délectation liée aux ragots, les chroniqueurs de l’époque s’emparèrent avidement d’une altercation qui eut lieu dans les coulisses du théâtre entre Hortense Schneider et Léa Silly. Cette dernière, badine irrespectueuse, avait imité la chatouilleuse diva déclenchant une querelle devenue célèbre qui entretint de longs mois les conversations amusées des salons parisiens.

Ces affaires d’ego n’empêchèrent pas Léa de chanter et de jouer dans de nombreux vaudevilles et pièces diverses, parmi lesquels : La Grande-duchesse de Gerolstein, la Périchole, les Contributions Indirectes (rôle de la Vénus aux carottes), les Griffes du Diable, Coco, les farces de Pierrot, une pantomime et ce, pendant 25 ans.

Léa était très courtisée par des hommes, le plus souvent riches. En cette seconde moitié du XIXe siècle, l’accès aux théâtres restait réservé aux plus nantis.

A-t-elle été une demi-mondaine ? A priori non. La police des mœurs ne l’a jamais répertoriée comme telle même si elle fréquentait Blanche d’Antigny (née à Martizay et ayant probablement passée sa petite enfance à Mézières) et avait hébergée en 1873 la Marianni (fichée !) à la suite d’un différend avec l’un de ses amants.

QR Code permettant d’écouter un extrait de Vénus.

Descendant les boulevards habillée en homme tout en fumant, Azeline, de son premier prénom, ne laissait pas indifférente. Hormis son sens de la répartie et un parler rude, un livre l’a décrit ainsi « à la ville, elle était courue et courait assez volontiers. […] Elle s’y montrait très assidue et excellait à intriguer la fleur de cavaliers de la haute vie ».

Du prince égyptien au Cubain rencontré aux Etats-Unis, à un jeune Anglais en passant par un baron peu scrupuleux qui lui vola ses bijoux, heureusement restitués, la vie affective de cette artiste peu conventionnelle a défrayé la chronique des journaux de l’époque, avides d’histoires rocambolesques mais bien réelles malgré tout.

Léa semble s’être épanouie dans cette vie entre loges, salons, essais de costumes et personnages excentriques. Ses confortables cachets lui offrirent une existence aisée qui la conduisit à demeurer au 41 rue Lafayette dans le 9e arrondissement de Paris, dans un très chic immeuble haussmannien, proche des théâtres des Variétés et de la Porte Saint-Martin qui l’accueillirent pendant tant d’années.

Elle se dota d’un blason avec ses initiales entrecroisées et d’une devise latine : « sic volo » – « donc, je veux », bien appropriée à sa forte personnalité. Ces signes distinctifs ornaient chacun de ses courriers.

Autre anecdote curieuse : le chiffre 3 lui était insupportable ! Jusqu’à fumer 2 ou 4 cigarettes mais jamais 3.

A l’âge de 65 ans, la comédienne quitte la vie parisienne et rejoint la campagne à Ville-d’Avray (92). Elle emménage, comme locataire, dans une jolie maison à étage surnommée « le chalet » sis 22 chemin de la Côté d’Argent. Sans certitude, elle aurait aussi demeuré à Sèvres.

Léa correspondait régulièrement avec sa filleule, Madame Lais. A l’occasion de la communion solennelle de celle-ci en l’église de Mézières, l’artiste, au grand dam des fidèles présents, aurait pris place dans l’une des stalles situées de part et d’autre de l’autel. A cette époque, seuls les hommes pouvaient s’y installer. Sacrilège ! Profondément croyante, elle avait fait don d’une magnifique chasuble au prêtre qui officiait, d’une nappe d’autel, d’un voile de tabernacle et d’un grand tapis de chœur.

C’est dans l’une de ces lettres que Léa annonce la mort, sous ses yeux, de son « mari » : Gilbert Cuel, 66 ans, architecte-décorateur spécialisé en pierres unies moulurées et sculptées et en revêtements et colonnes en mosaïques de nacre. Il existe aux Etats-Unis deux bâtiments hors du commun dont il contribua à la décoration fastueuse. Le couple aurait convolé uniquement religieusement en Belgique (Bruxelles ou Spa) …

Très affectée par cette perte subite, malade, quasi ruinée, Azeline Goret décèdera à son domicile 11 mois plus tard le 7 juin 1917, à l’âge de 77 ans.

Très proche de sa sœur cadette, la vie de Léontine, Irma, Philomène Goret a été un peu moins agitée bien qu’elle ait aussi répondu aux sirènes parisiennes.

Née à Saint-Fulgent (85) le 30 septembre 1837, cette ainée d’un peu plus de deux ans, ne connaîtra dans son enfance que Mézières et la Brenne, ses parents y ayant déménagé quelques mois après sa naissance.

Aucune information n’a été retrouvée dans les archives permettant de savoir comment Léontine est devenue artiste lyrique et dramatique. Elle a embrassé des rôles de princesse dans d’étincelants costumes de scène au Châtelet, de fée au théâtre de la Porte Saint-Martin.

Bien qu’elle n’ait pas été considérée officiellement comme une demi-mondaine, un certain Zed dans « Le Demi-Monde sous le Second Empire » décrit ainsi celle devenue « la Delval » :

« Grande comme un tambour-major et admirablement faire malgré cela, très plastique, très en chair, très voluptueuse, très belle, elle avait une physionomie placide et sans expression qui ne paraissait révéler qu’une intelligence des plus ordinaires. Le maillot et le nu, relevés par une ornementation savante, avaient été élevés par elle à la hauteur d’une institution. Jamais on n’a rien vu de plus éblouissant et de plus tranquillement impudique. »

Gabrielle, de son nouveau prénom-pseudo, ne laissait pas la gent masculine indifférente. Les spectateurs qui venaient l’écouter et l’admirer aux théâtres des Variétés et du Gymnase se réjouissaient de ses toilettes cristallines. Il ne faut pas omettre ses qualités d’actrice reconnue, au point que George Sand aurait souhaité la faire venir à Nohant pour qu’elle y exprime son art et participe, probablement, aux dîners proposés à ses prestigieux convives.

C’est à l’âge de 43 ans que Léontine épouse à Genève (Suisse) le 30 juillet 1881 Tanneguy de Wogan, un bien curieux personnage.

Aventurier, inventeur, journaliste et écrivain, il est le fils d’Edouard qui eut une vie extravagante, faite de mensonges et de titres d’emprunt.

Tanneguy est le fondateur de la société végétarienne de France et l’inventeur-constructeur d’un bateau en papier (!) « Le Qui Vive » avec lequel il effectua, entre 1884 et 1886, un périple à la pagaie sur différents cours d’eau et mers. Il a été condamné pour diffamation pour ses écrits dans le journal ultra-royaliste « le Triboulet » dont il était le gérant.

Le divorce est prononcé à Paris le 14 mars 1888.

La Delval montera sur les planches jusqu’en 1893 au théâtre des Menus-Plaisirs, futur théâtre Antoine.

Tout comme sa sœur, elle demeure au centre de Paris (1 rue Blanche dans le 9e arrondissement) dans un bel appartement de type haussmannien, à quelques encablures de tous ses chers théâtres.

Léontine y décédera le 24 mai 1919, à l’âge de 81 ans léguant une somme de 6000 francs à la filleule de sa sœur Léocadie.

La fratrie, leur mère ainsi que la cousine de cette dernière qui les aurait accueillies dans la capitale sont enterrées ensemble dans une chapelle funéraire située dans le cimetière ancien de Neuilly-sur-Seine qui, à l’instar de celui du Montparnasse, accueille les sépultures de nombreux artistes et personnalités de la fin du XIXe et du XXe siècle.

Liberté est le premier mot qui me vient à l’esprit pour résumer la vie de ces femmes : elles étaient libres de voyager, de s’habiller comme elles le souhaitaient, de pratiquer leur métier avec espièglerie et désinvolture pour l’une, avec la parfaite conscience de ses formes avantageuses pour l’autre. Toutes aussi libres de leurs fréquentations. Ces filles de gendarme ont saisi toutes les opportunités que leur offrait le flamboyant Paris du Second Empire à la Belle Epoque en croquant la vie à pleines dents. N’ont-elles pas été à bonne école avec George Sand ?

  1. Buffleteries : Ensemble de bandes et courroies, souvent en cuir de buffle, utilisées dans l’équipement militaire pour le port d’armes et d’équipements.

Sources :

  • Les courses hippiques de Mézières-en-Brenne – G. Coulon – Bouinotte éditions.

  • Dictionnaire George Sand – Claire et Laurent Greilsamer – éditions Perrin – page 197. La citation de la page 3 est extraite d’une lettre écrite par G. Sand à Emmanuel Arago le 19 juin 1846.

  • Via Retronews : journal le Gaulois du 13/12/1878 – le Siècle du 14/06/1886.

  • Archives départementales de l’Indre, de la Vendée, de la Somme – états-civils en ligne et recensements de la population.

  • Archives départementales de l’Indre : 48J-5C-1303 – 48J-2B-2517 et 2526 et 2528– 48J-1C/X-246. Le fonds Joseph Thibault, doté de nombreux documents heureusement conservés, a permis de retracer précisément les chemins de vie des deux sœurs.

  • Archives de la Préfecture de Police de Paris : FRAPP-BB1-138 et 475.

  • https://levillagedebillancourt.fr/2022/02/07/avenue-des-arts-decoratifs-a-billancourt/

  • Mairie de Neuilly-sur-Seine – service des cimetières.

  • Le Demi-Monde sous le Second Empire – ZED – 1892. Via https://gallica.bnf.fr/

  • https://gw.geneanet.org/alecomte22?lang=fr&iz=21&p=tanneguy&n=de+wogan

  • Remerciements sincères à Sylvain Neveu qui, à partir d’une ancienne partition de « la Vénus aux carottes » a enregistré au piano un extrait de cette œuvre qu’il est possible d’écouter grâce au QR code fourni dans le texte.

Crédits photographiques et sources des photos :

  • Page 1 : Musée Carnavalet – n° d’inventaire : PH 49349

  • Page 2 : plan de Mézières en 1840 : AD 36 – 48J 8C 57 – Portrait d’Azeline : AD 36 – 48J 2B 2503.

  • Page 3 : G. Sand : Musée de George Sand et la Vallée Noire, La Châtre – portait de Nadar – MLC 1967.1.37 ; Solange Sand : AD 36 48j 2B.

  • Page 4 : Musée Carnavalet, n°s d’inventaire de gauche à droite : PH 56548 – PH 56540 – PH 56536.

  • Page 5 : AD 36 – 48J 2B 2513 et 2511.

  • Page 6 : AD 36 – 48J 1C/X 246 et 48J 2B 2526.

  • Page 7 : https://levillagedebillancourt.fr/2022/02/07/avenue-des-arts-decoratifs-a-billancourt/
  • Page 8 : Musée Carnavalet, n°s d’inventaire de gauche à droite : PH 49348 – PH 49352 – PH 49355.

  • Page 9 : portait : Gallica BnF

  • Page 10 : photo de gauche prise le 1er mai 1945: AD 36 – 48J 2B 2526 – photo de droite prise en juin 2024 : Chantal Kroliczak

Étiquettes:
0 0 votes
Évaluez !
S’abonner
Notification pour
guest

0 Commentaires
Le plus récent
Le plus ancien Le plus populaire
Commentaires en ligne
Afficher tous les commentaires
0
Nous aimerions avoir votre avis, veuillez laisser un commentaire.x
Aller au contenu principal