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Andronie Huet, du fils de communard au colon en Nouvelle-Calédonie

 

Je m’appelle Andronie Huet et je vais vous raconter mon histoire de vie, peu banale, qui m’a conduit d’un bourg du centre de la France à Nouméa, en Nouvelle-Calédonie. Toute cette épopée s’est déroulée dans le dernier quart du XIXe siècle et la première moitié du XXe.

Mon père Alfred, comme ses aïeux, est originaire de Mézières-en-Brenne (36), aujourd’hui un village de 985 habitants, situé aux confins de la Touraine et du Berry. Ce territoire, parsemé de plus de 3000 étangs, se nomme la Brenne. Il était peu accessible jusqu’à l’arrivée du train en 1901.

C’est probablement dans la rue Napoléon III (devenue depuis rue du Nord) qu’il fit la connaissance de Marie Journeau, ma mère. Elle passait régulièrement devant son atelier de cordonnier-bottier pour aller travailler dans l’hôtel dont son frère Jean était propriétaire, au bout de la même rue. Originaire de Sainte-Fauste, minuscule paroisse sise entre Issoudun et Châteauroux, Marie a vraisemblablement été recueillie par sa famille au décès de ses parents.

Source : Daniel Bidet

Dès potron-minet, ce 3 juin 1862, Alfred et Marie furent unis par le maire Adolphe Senot, en la maison commune macérienne.

 

Heureux d’avoir un fils, le 20 février 1863, mon père me donna ce curieux prénom d’Andronie (ou Androni ou bien encore Androny, à l’anglo-saxonne) d’origine grecque ou latine. La légende familiale dit, qu’après quelques verres, il aurait emprunté le dictionnaire de l’instituteur du village. En le feuilletant, Alfred a trouvé Andronicus qui lui a bien plu …

Mathilde, ma sœur cadette, naîtra en plein été 1865 et deux ans plus tard, Léonie qui ne survécut que 24 heures.

Sans être riche, notre famille vivait correctement rue de la Lanterne, autour d’un jardin et d’une vigne. J’ai fréquenté la maison d’école pour garçons tenue par des religieuses au 11 rue de l’Eglise.

Je laisse le soin à l’une de mes amies de vous raconter les péripéties de la grande Histoire qui a changé le cours de ma vie.

A l’issue d’une journée d’émeutes, Léon Gambetta proclama la IIIe République le 4 septembre 1870 sonnant le glas du Second Empire et la déchéance de Napoléon III. L’empereur avait capitulé deux jours auparavant à Sedan, face à l’armée prussienne qui souhaitait envahir Paris.

Un gouvernement de défense nationale se met alors en place à l’Hôtel de Ville dans le but d’endiguer l’invasion germanique. Rien n’y fait, l’Empire allemand est annoncé dans la galerie des Glaces du château de Versailles le 18 janvier 1871. Assiégé, souffrant d’une grave famine hivernale et vivant dans des conditions misérables, le peuple parisien se révolte. La Commune de Paris débute le 18 mars 1871 dans le quartier de Montmartre. Maintes barricades furent érigées dans tous les quartiers de la capitale. Tenues par la garde nationale, elles seront le lieu de sanglants affrontements contre l’armée fidèle au gouvernement en place, réfugié à Versailles.

En quoi cette période troublée, révolutionnaire vient-elle s’immiscer en Brenne, chez les Huet ?

Mobilisé sur ordre du gouvernement de défense nationale, Alfred, sans y connaître grand-chose, se retrouve à Clermont-Ferrand le 4 février 1871 dans l’artillerie avec le grade de lieutenant-instructeur.

Il sera licencié cinq semaines plus tard à cause d’une blessure. De retour à Mézières début avril, il décide, sur les conseils du maire et de M Boistard, de « monter » à Versailles pour trouver du travail comme maître-bottier, auprès des régiments qui se créaient. Ayant employé jusqu’à 3 ouvriers quelques années auparavant, Alfred n’avait alors plus d’ouvrage en pays brennou. Sa famille devait vivre … il laisse à Marie 1200 francs, en prend 100 pour lui, dépose dans une malle son uniforme d’artillerie, un poignard trempé par le maréchal-ferrant Gabard, des balles fabriquées grâce au moule prêté par Delaunay et le voilà parti pour Paris.

Réputé comme étant « une tête folle » et ayant semé « la terreur » dans son village de naissance, Alfred se joint rapidement aux communards. Il se fit nommer capitaine d’artillerie par la Garde nationale et il prit les commandes de la batterie du 2ème arrondissement dès le 14 avril. Pour armer les camarades qui tenaient la position, Alfred demanda par écrit des mousquetons et des sabres d’officiers.

Source : AD 36 – 48J 2B 1320 Barricade du Point-du-Jour-Auteuil – Source : SHD Vincennes

Les évènements se sont enchaînés à une vitesse folle : le 29, il se retrouve attaché à l’état-major du général Jaroslaw Dombrowski, l’exceptionnel commandant de la place de Paris. Quelques jours plus tard, il prenait le commandement de l’artillerie de Neuilly qu’il équipait de mortiers et de canons. Le 12 mai, les bastions 62 (porte d’Auteuil) à 67 (porte du Point-du-Jour) lui sont attribués. Le communard dirige alors environ 80 soldats.

 

Ce brennou à la mauvaise réputation était exalté par cette Révolution de la population parisienne, soutenue par des mouvements identiques à Lyon, Marseille, Bordeaux, Le Creusot, Limoges, Toulouse et bien d’autres. Vierzon, Sarlat manifestaient en faveur de la Commune. Son énergie rejoignait alors tout son zèle pour défendre au mieux les positions contre l’armée versaillaise et parvenir à la victoire du peuple.

C’est ainsi que le 17 mai, au cours d’une inspection des remparts, il aurait prononcé ces paroles provocantes : « Citoyens délégués, hier, je fus vous trouver pour réclamer des bombes explosives et asphyxiantes que je n’ai pas encore reçues. Je vous ai dit que je ne pouvais employer que les grands moyens. »

Jusqu’à la veille de la Semaine sanglante (21 au 28 mai 1871), Alfred rendit les comptes de son action au lieutenant-colonel Wladislas Stawinski, un fidèle de Dombrowski.

Source : dictionnaire bibliographique illustré de la Commune de Paris

 

Les 72 jours de la Commune s’achevèrent là. 120 000 hommes de « l’armée » de Versailles prirent part à l’offensive pour reconquérir Paris et écraser les 170 000 « soldats » de la Garde nationale. Le bilan de cette répression : 900 barricades détruites, 20 000 – 30 000 personnes tuées, 40 000 arrestations.

C’est là que le destin d’Alfred et de sa famille bascule.

Ayant mis un mois pour revenir à Mézières, après s’être caché dans la ferme de son oncle à Saint-Valentin, près d’Issoudun et débarrassé de son trop voyant uniforme, Alfred dépité et hargneux reprend le cours de sa vie. Pas pour longtemps !

A l’issue d’une perquisition réalisée en bonne et due forme le 18 août par Joseph Barbarin, suppléant de la justice de paix du canton, il est emmené dès le lendemain à la prison du Blanc.

La prison rue de la République au Blanc. Source: AD36 plan Dauvergne
Relevé d’écrou. Source : AD36 1112W art 5

 

Inculpé « d’attentat contre la Sûreté de l’Etat à Paris » et après quelques interrogatoires, l’ex communard est transféré à l’Orangerie du château de Versailles le 8 septembre 1871. «  Communeux à surveiller de près » est-il indiqué à l’attention du gendarme Casanova sur l’ordre de conduite. Bigre !

Comme 46 835 autres révolutionnaires, Alfred sera traduit devant un Conseil de Guerre. Pour lui, ce sera le cinquième sur les vingt-six mis en place qui perdureront jusqu’en 1879.

Séance du 3e conseil de guerre

 

Caves de l’Orangerie à Versailles

Condamné le 31 janvier 1872 à la dégradation civique et à la déportation dans une enceinté fortifiée, le père d’Andronie arrive le 6 avril au fort de Quélern, situé en rade de Brest, dans l’attente d’un navire qui le transportera en Nouvelle-Calédonie …

le bout du monde à 17 000 km à vol d’oiseau de la métropole !

Colonie française depuis 1853, cette île, posée au milieu de l’océan Pacifique et libre de toute occupation européenne, a été pressentie par Napoléon III pour y implanter un bagne et pour « régénérer » les condamnés, c’est-à-dire pour leur permettre de demeurer sur place après l’exécution de leur peine.

L’arrivée progressive d’environ 4250 déportés issus de la Commune a bouleversé et traumatisé la population kanake ainsi que les militaires envoyés de métropole. Aucune infrastructure n’existait pour recevoir, entre 1872 et 1877, 19 bateaux et leurs transportés.

La Guerrière. Source inconnue

C’est ainsi qu’Alfred, avec huit autres camarades indriens enfermés dans les soutes de La Guerrière appareille le 13 juin 1872 pour l’inconnu. Au terme d’un voyage éprouvant de 142 jours et 16887 miles nautiques (soit plus de 31200 kilomètres), le navire décharge ses 900 passagers à Nouméa.

Les différents itinéraires de la déportation. En rouge, la traversée de la Guerrière. Source : La Commune de Paris 1871, J. Chatelut

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Et nous ? Que devenions-nous ?

Dans un premier temps, Marie a vécu avec les quelques économies du ménage. Ensuite, mystère !

Toujours est-il que, comme de nombreuses autres familles de communards, le départ inattendu de mon père dans cette contrée lointaine et inconnue et, à priori, à vie ou presque nous laissa dans un grand désarroi couplé à un manque de revenus.

Conscients du dénuement des foyers de déportés, les députés votèrent le 25 mars 1873 une loi publiée au Journal Officiel le 28, précisant ceci :

«  Les femmes et les enfants des condamnés auront la faculté d’aller les rejoindre. Dans la limite du crédit spécial ouvert annuellement au budget de la déportation, le gouvernement se chargera du transport gratuit des femmes et des enfants de ceux qui sont en mesure, soit par l’exploitation d’une concession, soir par l’exercice d’une industrie, de subvenir aux besoins de leur famille. Dans les mêmes limites et en outre du passage gratuit, des subsides en vivres et en vêtements et un abri temporaire pourront être accordés, à l’arrivée dans la colonie, aux femmes et aux enfants de ceux qui seront reconnus aptes à remplir l’engagement de satisfaire, dans un délai de deux ans, aux besoins de leur famille. »

Dès le mois de janvier de la même année, Alfred sollicite l’administration pénitentiaire pour concrétiser ce rapprochement familial. Il sera le seul du département de l’Indre.

Marie fait rapidement expédier, aux frais de l’Etat, une caisse contenant tout le matériel nécessaire au métier de cordonnier. Après quelques mésaventures, elle est finalement bien arrivée dans le port de Nouméa.

Parallèlement, le maire de Mézières est informé que ses administrés devraient prendre un bateau « dans deux ou trois mois environ ». Il en informe aussitôt ma mère qui, soulignons-le, ne sait ni lire, ni écrire.

C’est avec 500kg de bagages que notre exil débute le 27 juillet 1873 dans la rade du Havre. Le Fénelon embarque 440 personnes dont 118 femmes et 242 enfants pour une traversée de près de trois mois sur trois océans.

J’ai 10 ans et ma sœur Mathilde 7. Pour nous, mais surtout pour Marie, nous voguions vers un monde nouveau et mystérieux avec une vie de famille à reconstruire. Tout serait bien différent du Berry : le climat, les arbres, les animaux, la nourriture … et mon école, en retrouverais-je une ? L’excitation se conjuguait à l’inquiétude. Mais le courage ne nous manquait pas.

Après quelques tempêtes, deux naissances et neuf décès de petits passagers, le contournement du cap de Bonne Espérance, nous accostons enfin le 23 octobre 1873 à Nouméa sur la presqu’île Ducos.

 

Les retrouvailles ont-elles été chaleureuses ? Elles demeureront secrètes …

Alfred, dont la peine initiale devait le maintenir dans une enceinte fortifiée, avait vu cette dernière commuée en déportation « simple » au vu de sa conduite exemplaire. Ce « privilège » permettait de partir vivre en semi-liberté, sur l’île des Pins, située à 105 km au sud de la Grande Terre. La famille y est aussitôt transférée et prend ses quartiers probablement à proximité de la baie de Kuto.

Photos : Chantal Kroliczak ©
Photos : Chantal Kroliczak ©

Ô surprise ! Il fait plus de 25 degrés dans la journée début novembre et les nuits sont douces ; la végétation, très dense, reflète un beau vert profond au milieu de laquelle se dressent de drôles de crayons entourés de feuilles. J’apprendrai plus tard qu’il s’agit de pins colonnaires qui mettent plus de 1000 ans à croître. Ils sont à l’origine du nom de l’île.

 

Le quotidien s’organise tant bien que mal. L’Administration, débordée mais voulant bien faire,

apporte un peu de matériel nécessaire au débroussaillage des chemins, à nos campements de fortune et à notre ravitaillement en vivres.

Source rue des Archives – Varma
Source : Archives territoriales de Nouméa – 2J 325
Source : Archives territoriales de Nouméa – 2J 325

En quelques années, les déportés vont complètement transformer cette île paradisiaque initialement occupée par une population kanake plutôt hostile et quelques frères maristes. Avec opiniâtreté, quelques 3000 ouvriers, artisans et quelques déportés éduqués reconstituèrent une petite société avec des villages gérés par des « maires », une chapelle, des écoles, des boutiques, un hôpital et même un journal intitulé l’Album.

 

 

Alfred dessiné par Julien Devicque. Source : AD36 – 48J 2B 1317
Photo prise à Nouméa vers 1879. Source : AD36 – 48J 2B 1318

Avec l’initiative bienvenue de ma mère, mon père est rapidement devenu indispensable pour chausser correctement le flot des nouveaux arrivés et ses camarades déjà sur place. Il avait son matériel de cordonnier pour fabriquer et réparer. De plus, l’Administration pénitentiaire lui demanda des bottes pour son personnel. Plusieurs ateliers virent ainsi le jour et prospérèrent.

 

 

 

Quelle épopée pour nous enfants puis adolescents qui nous habituâmes à cette nouvelle vie, ponctuée de dépressions climatiques, parfois même de cyclones. Nous découvrîmes le taro, le manioc, les letchis, les bananes, les langoustes, les venimeux serpents « tricot rayé » et tant d’autres choses !

Nous avons suivi des cours sur l’île et à Nouméa. Ayant reçu une formation en comptabilité, j’ai débuté au service de la Banque Foncière.

Grâce à Victor Hugo, qui se démenait depuis plusieurs années et à la faveur d’une victoire de la Gauche au Sénat obtenue le 5 janvier 1879, les insurgés de la Commune furent enfin tous amnistiés le 12 juillet 1880.

Mais dès 1878, les conditions de « détention » d’Alfred s’étaient assouplies : il avait juste l’obligation de rester en Nouvelle-Calédonie, obligation levée dès le 15 janvier 1879.

Le Tage – Source inconnue

Mes parents et Mathilde quittèrent définitivement la colonie pénitentiaire le 6 avril 1880 à bord du Tage. Ils arrivèrent à Mézières-en-Brenne au mois d’août et y reprirent leur vie « d’avant ».

 

Mais pas moi. A 17 ans, le cours de la mienne s’écrirait dorénavant sur ce territoire kanak, perdu dans l’océan Pacifique, le bien-nommé.

A cet âge et compte tenu de son adolescence vécue sur le territoire calédonien désormais bien perçu, Andronie était quasiment devenu un adulte pouvant se gérer seul.

Il y a tout lieu de penser qu’il est revenu en Berry accomplir son service militaire à son vingtième anniversaire en prenant le Dupleix, un paquebot-poste de la Compagnie des Messageries maritimes assurant la liaison Nouméa – Sidney – Marseille.

Cette grande entreprise française, née en 1851, a permis à des milliers d’hommes et de femmes de relier les nombreuses colonies sous la coupe de l’Etat. Propriétaire de plus de 200 bateaux, elle s’est constamment adaptée aux transports en tout genre en modifiant ses routes et ses escales au gré des besoins et des demandes.

A partir de fin 1882, Nouméa bénéficia d’une ligne régulière chaque quinzaine. Les navires empruntaient désormais le récent canal de Suez, réduisant considérablement la durée des traversées. Les passagers, pourvus d’une cabine, étaient rarement plus d’une centaine. Par contre, les cales pouvaient contenir plus de 2000 tonnes de marchandises. Le « dernier chic parisien » se retrouvait ainsi dans les magasins de la Grande Terre quelques mois après sa sortie dans la capitale de la métropole ! Nous y reviendrons.

Registre matricule militaire. Source : AD 36 – R2150 Le Blanc 1883

Affecté au 68e régiment d’infanterie le 4 décembre 1884, le fils d’Alfred termine son devoir de citoyen muni d’un certificat de bonne conduite et d’une mise en disponibilité accordée le 23 septembre 1885.

 

Andronie était alors « voyageur de commerce » en 1886 lorsque l’agent recenseur à Mézières-en-Brenne l’a trouvé en visite chez ses parents, rue du Four.

Il est fort probable que sa « débrouille », sa perspicacité et son sens des affaires lui permirent de s’implanter au mieux dans cette île en plein essor. De nombreuses opportunités se présentèrent …

Jules Garnier.
Source : Getty museum Minerai de nickel

La première est liée à la découverte en 1864 de la garniérite, du nom de son découvreur le géologue Jules Garnier. Balbutiante, l’exploitation minière du nickel prendra une bonne dizaine d’années avant la mise en service de la première usine à la pointe Chaleix. Qui aurait pu deviner que le sous-sol calédonien contenait environ 30% des réserves mondiales de ce minerai indispensable à la fabrication de l’acier inoxydable ? L’or vert assurera la prospérité de l’île mais sera aussi à l’origine de conflits ethniques et d’utilisation servile de bagnards (contrats de chair humaine) et, après leur départ, de Japonais, de Néo-Hébridais, de Tonkinois, de Javanais.

C’est ainsi que le jeune homme devient « comptable du nickel » en 1888 à Thio, petit village minier situé sur la côte est dans lequel s’implante la S.L.N. (Société Le Nickel) cofondée par John Higginson, d’origine britannique. Le premier directeur Monsieur Wilczynski, le prend comme adjoint. Andronie conservera ce poste jusqu’en 1896.

Le village de Thio dans les années 1890
La maison du directeur de la mine – Source : musée de la mine de Thio

 La maison du directeur de la mine – Source : musée de la mine de Thio

Cette expérience lui permettra de bien connaître les rouages de cette exploitation nouvelle qu’il utilisera quelques années plus tard.

La seconde opportunité est, indirectement, provoquée par son mariage avec Ani Maestracci le 5 mai 1892. Auguste, le père de cette dernière, corse au destin de roman-feuilleton, est implanté à Nouméa depuis de nombreuses années. Conseiller privé du gouvernement local, le patriarche a fondé le magasin Maestracci positionné à l’angle des rues de l’Alma et de Rivoli dans le centre économique de Nouméa. Selon l’arrivage des bateaux, on y vend un peu de tout simplifiant la vie quotidienne des Calédoniens blancs. De même, à quelques encablures, le magasin Ballande propose des draps, des poêles, des verres, des boutons et tant d’autres articles.

Sources : Gravures calédoniennes d’antan – F. Angleviel

 

ANC – collection S. Kakou

La forte personnalité d’Auguste laisse à penser qu’il a autorisé cette union par intérêt.

C’est donc presque naturellement qu’Andronie intègre l’affaire familiale. Rapidement, l’enseigne devient donc A.Maestracci-A.Huet. De multiples allers-retours en métropole permettent d’acheter jusqu’à 300 tonnes de marchandises diverses, conditionnées en 2500 colis. « Elles sont d’une fraîcheur incontestable et [seront] vendues à des prix exceptionnels de bon marché. » Dans le cadre de l’une des nombreuses épidémies de choléra, une publicité parue dans le journal la France Australe précise «  par ces temps d’épidémie, il est bon de rappeler que nos magasins sont nouvellement construits, que nos marchandises fraîches sont logées dans des locaux non contaminés. Les personnes qui voudraient bien nous honorer de leur visite n’auront à craindre aucun danger d’infection. »

Source : Nouméa rétro 1854-1939 – Luc Chevalier

Andrée voit le jour le 20 avril 1893 à Nouméa, rapidement suivie par sa sœur Marie-Antoinette l’année suivante.

Au fil des années, le magasin se développe plutôt bien, important une kyrielle d’articles indispensables aux colons.

Ani Maestracci-Huet et ses trois enfants – Source familiale

Le cadet de la famille, Jean, naît le 7 juillet 1900.

 

En 1912, Andronie cède sa « maison de commerce » à la toute jeune Société Havraise Calédonienne créée pour l’occasion. Il y demeurera administrateur délégué jusqu’en 1920, date à laquelle M Leyraud assurera la direction de cette institution commerciale qui poursuivra son développement dans l’une des rues les plus animées de Nouméa.

 

Archives territoriales Nouméa – 7J263 – La France australe

Un chapitre de ma vie calédonienne s’achève.

Sources : Nouméa rétro 1854-1939 – Luc Chevalier

Je vais désormais me consacrer à d’autres affaires à développer en exploitant les ressources naturelles de cette île enchanteresse que j’apprécie de parcourir à cheval.

Entre 1908 et 1922, je vais solliciter des permis de recherche pour faire sonder des sous-sols dans l’espoir de trouver des filons de nickel, de fer , de chrome mais aussi de l’huile et du pétrole. Il n’y avait rien de plus facile à l’époque. Il suffisait de faire une demande écrite au chef du service minier et topographique en indiquant très précisément le périmètre souhaité, sans omettre de donner un nom à cette allocation temporaire de terrain. Très fréquemment, nous indiquions les noms de nos épouses, nos filles ou d’autres prénoms féminins. Après le paiement d’une taxe spécifique, un poteau-signal était implanté à un endroit bien déterminé permettant de concrétiser le lieu. Pour éviter tout problème avec un autre chercheur, il m’est arrivé, par exemple, d’enterrer «  une bouteille en verre blanc, dans laquelle a été introduit un calendrier de poche de l’année 1919 de la Société Havraise Calédonienne. […] Cette bouteille a été placée à 18 pas du poteau-signal […] puis recouverte d’une grosse pierre. » . Ce renseignement n’était bien entendu connu que du service officiel et de moi-même.

Sources : Archives territoriales Nouméa -349W21
Le mémorial du bagne calédonien – Louis-José Barbançon

C’est ainsi que j’ai fait au moins explorer près de 11 500 hectares de terre en 25 sondages : la coulée de la Dumbéa pour une grosse part mais aussi le sud de l’île, de Prony à Yaté, sans oublier le nord à Koumac et Pouembout en passant par Voh. Dans cette région, j’ai dû obtenir l’accord de l’indigène Djeo, le chef de la tribu Ouango, pour planter le fameux poteau-signal sous le contrôle d’un gendarme-fonctionnaire-huissier.

 

Des archives familiales laissent entendre que des filons miniers de chrome et de zinc ont été exploités avec succès. Une concession de gypse de 1918, dénommée Ellis II, est même entrée en production pendant plusieurs années à l’initiative de la S.L.N. qui a «  débordé » – volontairement ou non – de celle d’à côté lui appartenant, intitulée Pétain ! Andronie a négocié des royalties en conséquence avec lesquelles il s’offrira une superbe voiture Panhard-Levassor. Un luxe certain dans le Pacifique Sud.

Photo prise au mois d’octobre 1919 devant la propriété. Archives familiales

Au nord de l’île, la société minière du Diahot a été créée en 1928 pour extraire du plomb et du zinc argentifère de la mine Mérétrice, avec un projet d’installation d’une usine de flottaison.

Au terme de négociations incessantes des prix de vente de ces métaux dont les cours internationaux fluctuaient sans cesse, il fallait ensuite gérer leur transport dans les ports d’Anvers, d’Hambourg et ailleurs en Europe. Les cales de vapeurs étaient alors chargées de plusieurs centaines de tonnes de minerais.

Au final, ces exploitations minières ont été très profitables et m’ont permis de vivre très aisément.

Qu’à cela ne tienne ! Je vais m’essayer à la politique. Fraîchement élu au Conseil général en 1923, je vais le quitter l’année suivante à l’issue d’une vive opposition de l’assemblée au gouverneur d’Arboussier, ce qui entraînera sa dissolution le 26 août 1924.

Gaïac
Pin colonnaire

Après ce court intermède citoyen, je décide de fonder, avec mon ami Pierre Vernier, la Société Forestière Calédonienne destinée à exploiter les nombreuses forêts de la Grande Terre aux essences exotiques telles que le bois de gaïac, le tamanou, le niaouli, le pin des Caraïbes et colonnaire, …

 

Dans cette nouvelle aventure, j’embarque mon gendre Jacques Pinelli qui a épousé en 1913 ma fille aînée Andrée. Je m’associe à « Pinelli bois » qui assure le commerce de bois d’Oregon. Sa société s’appellera tout simplement « l’Oregon » dès 1925. Elle s’installe durablement sur le quai Jules Ferry à Nouméa, au plus près du chargement des bateaux.

Même si la retraite n’existe pas, je me dégage progressivement de toutes ces affaires pour, à 65 ans, revenir en métropole et m’y reposer avec ma famille.

Jean, mon fils, poursuit ses études de médecine à Paris.

Marie-Antoinette va prochainement épouser (le 21/10/1929) Lyonnel Mery à La Seyne-sur-Mer (83).

Le Yarra. Source : messageries-maritimes.org
Fiche passager. Source : Family search

Je n’ai plus qu’à profiter au mieux de la vie auprès de mes proches, dans le sud de la France, en région parisienne et ailleurs mais aussi lors de voyages en bateau qui me ramènent toujours sur cette île du bout du monde que j’affectionne tant et qui nécessite ma présence pour gérer quelques affaires courantes. Londres, Bordeaux, New-York, Honolulu, Marseille, Fremantle, Brisbane ne sont que de simples escales …

Photos : Chantal Kroliczak ©
Photos : Chantal Kroliczak ©

Andronie s’est éteint le 4 septembre 1936 à l’hôpital de Nouméa, terrassé, sous les yeux de son épouse, par une embolie pulmonaire foudroyante. Il est inhumé auprès de sa belle-famille dans le cimetière du 4ème kilomètre, réservé aux notables. Lors de ses obsèques, suivies par de nombreuses personnalités locales, M Reversé, président du Conseil général a retracé le parcours de vie du défunt.

 

Dans les années qui suivirent, son épouse Ani a quitté définitivement la Nouvelle-Calédonie pour vivre en Île-de-France.

Quel drôle de destin a eu cet enfant de communard déporté sur un petit morceau de caillou posé dans le Pacifique Sud à 17000km de Mézières-en-Brenne !

Du courage, de la ténacité lui ont été indispensables pour décider de rester et d’y construire sa vie. Il n’a pas été le seul. Des anciens bagnards, des ex-condamnés, des hommes et des femmes libres ont choisi de s’enraciner dans cette colonie prometteuse avec ses richesses naturelles. Tout n’a pas été simple avec les kanaks autochtones, réduits au rang d’indigènes sans droits, corvéables à merci et considérés comme des sous-êtres humains.

Les exploitations minières et forestières aux débuts anarchiques, le nécessaire commerce, les stigmates des anciens bagnes, l’étonnant brassage de populations îliennes (Tahiti, Wallis et Futuna, Loyauté), japonaises, indonésiennes et européennes ont contribué à structurer une identité calédonienne aujourd’hui affirmée, vivante et consciente des vicissitudes du passé.

Andronie Huet et sa famille ont été des colons, participant à l’émancipation économique de cette Nouvelle-Calédonie affectionnée tout en exploitant ses richesses.

 

Île des Pins – Photo : Chantal Kroliczak ©

Sources

Pour ce qui concerne Alfred Huet :

Photo de couverture : Andronie Huet. Source : famille Huet

Site remarquablement documenté et fouillé de Bernard Guinard dont les sources sont tirées des archives de l’ANOM.

Pour Andronie Huet, en sus des sources précitées :

  • https://www.marinersandships.com.au/

  • Site du National Archives in Australia : https://www.naa.gov.au/

  • https://www.familysearch.org/fr/

  • Archives territoriales de Nouvelle-Calédonie à Nouméa : 7J 250 – 7J 263 – 349W 12 – 349 W 21 – 359W 2 – 359W 39 – 359W 51 – 359W 149 – 359W 153.

  • https://www.frenchlines.com/archives/ – gazette Messageries maritimes année 1920 – cote ANMT – BIB FL 491.

  • Archives départementales de l’Indre – FRAD036_R_2150_1883_FM_0289.

  • ANOM : TP 324.

  • Patrick Grosjean, Président de l’association des Amis du Blanc et de sa région.

  • Madame Lydia Bodmer, archiviste à la ville de Nouméa, qui, grâce à ses recherches approfondies et pertinentes, a permis de trouver de nouveaux documents.

  • Jacqueline Chichery pour la relecture attentive du texte.

Et bien entendu, la famille Huet et tout particulièrement Christine pour sa collaboration perspicace.

Textes rédigés par Chantal Kroliczak pour le compte de l’Association Culturelle Macérienne

Date de rédaction : mars 2024

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